Monstre et Cie

par

Matthieu Pourquet

publié le

6 décembre 2018

Il y a fort fort longtemps, à une époque où les téléphones portables et Nabilla n’existaient pas, c’est vous dire si les temps étaient tristes, un dragon épouvantable semait la terreur dans la bonne ville de Metz. Son nom seul suffisait à susciter l’effroi, même en plein été. Les Messins l’avaient en effet appelé le Graoully, d’après un mot allemand signifiant « terrifiant ». On le voyait planer au-dessus de la cité mosellane, prêt à saisir dans ses serres acérées l’imprudent promeneur pour le dévorer. Les flèches et autres javelots ne pouvaient entamer sa carapace tant elle était épaisse et dure. Rien ne semblait pouvoir le vaincre. Seule l’eau inspirait à ce monstre quelque crainte, ce que personnellement je peux comprendre.
Or, il arriva que Saint Clément, qui ne l’était d’ailleurs pas encore, vint de Rome pour prêcher la Bonne Nouvelle aux âmes impies. Après avoir accompli quelques miracles, le saint homme jouissait d’une réputation assez considérable dans la région. Un jour, un légionnaire vint le trouver et lui demanda, comme il réalisait des prodiges, de débarrasser les Messins de l’affreux dragon. Clément accepta et se rendit le lendemain dans la tanière du Graoully qui avait élu domicile, allez savoir pourquoi, dans un amphithéâtre romain abandonné et infesté de serpents. Il s’avançait, seul, vers le repaire du monstre, sous le regard inquiet de la population courageusement restée à l’écart, lorsque tout à coup, les reptiles s’enfuirent en sifflant et le Graoully surgit brusquement, se dressant de toute sa hauteur. Nullement impressionné, Clément étendit la main vers le dragon, et jeta son étole qui vint s’enrouler autour de son cou (celui de la bestiole, hein, faites un effort pour suivre s’il vous plaît). Puis il serra. Se servant de la sainte écharpe comme d’une laisse, il traina l’horrible monstre, trébuchant à chaque pierre comme Ribéry sur les mots de plus de deux syllabes, jusqu’à la Seille, une rivière, qui charriait des eaux noirâtres dans lesquelles il le jeta. Et comme l’autre andouille avait séché les cours de piscine, ce fut ainsi que périt le Graoully.
Du moins c’est ce qu’on croyait. Car, tenez-vous bien (tenez-vous mieux dans le fond), le Graoully n’est pas mort : il vit encore. Il a juste changé de nom. Il se fait appeler à présent Metz Alekhine et terrorise tout ce que la Lorraine compte de pousseurs de bois. Hommes de peu de foi, vous êtes sceptiques ? Vous réclamez des preuves ? Eh bien en voilà une : dans Graoully, il y a 8 lettres. Dans Alekhine, comme dans Félhicie, aussi…

 

Ce soir-là, en poussant le lourd portail du château du Charmois, j’apostrophai le seigneur des lieux en ces termes véhéments :
« Messire ! Messire ! Accordez-moi une audience, c’est très important !
_ Cela ne peut-il attendre, Capitaine Patate ? Je suis fort occupé en ce moment, répondit le connétable l’air ennuyé et la bouche pleine. Je teste une nouvelle mixture préparée par Jehan Le Vigneron, notre apothicaire, qui devrait faire fureur à notre grand tournoi de Noël.
Il tenait en effet dans la dextre une cuillère enduite d’une substance noirâtre et odorante qu’il venait de plonger dans un pot de terre cuite.
_ Cela ne prendra qu’un instant, Monseigneur, implorai-je. Vous savez que ce dimanche je prends la tête d’une expédition extrêmement risquée pour chasser le Graoully,
_ Le Graoully ? Mais c’est un dragon ! Il crache des flammes ! Vous allez finir en pommes de terre frites ! s’esclaffa-t-il. D’ailleurs, cela me donne une idée à soumettre à notre apothicaire, ajouta-t-il en griffonnant quelques mots sur un parchemin.
_ Justement, j’ai promptement besoin de renforts. Il me faut absolument Saint Clément. Sans lui, je suis perdu !
_ Ah, alors, pour les miracles, il faut voir avec le père Claude. Tenez, il est dans la salle à côté, » me congédia le maître en reprenant son expérience alchimique là où il l’avait laissée.
Je trouvai en effet le père Claude dans la pièce contiguë, en compagnie de son fidèle serviteur, l’abbé Cane. Je lui exposai ma requête.
« Désolé, Capitaine Patate, je viens de finir l’inventaire, et je n’ai pas de Saint Clément dans mon effectif. Mais si j’ai bien compris, vous avez besoin d’un miracle pour vaincre le Graoully, et cela tombe bien, J-C est disponible. »

Nous avions prévu de nous retrouver près de l’antre du dragon, qui vivait sous terre dans une grotte au nom évoquant de douces rotondités mammaires. Après avoir descendu quelques sombres galeries qui fleuraient bon l’angoisse sourde et le café gratuit, nous pûmes apercevoir le monstre. Il était encore plus effrayant que ce que nous avions pu imaginer… La légende disait vraie : il avait bien huit têtes indépendantes les unes des autres.
C’est à ce moment que je reçus un pigeon voyageur envoyé par le père Claude. Le funeste volatile m’annonçait que le sire Moussa (« Moussa quoi ? » avait demandé le connétable Philippe) avait eu en chemin une panne de destrier : nous ne serions que 7 à affronter la Bête.
Chacun choisit une tête du monstre, et le combat commença. Je lançai toutes mes forces dans la bataille, et mon offensive pugnace eut le don d’effrayer mon adversaire : comme le dit Saint Nimzo, la menace est en effet souvent plus forte que l’exécution. Mais après un sacrifice douteux et quelques échanges, il ne restait plus grand-chose de venimeux dans mon attaque, et nous conclûmes la paix des braves, qu’avait déjà signée sans s’en vanter le comte de Cumali.
Réduits au rang de spectateurs, nous pûmes admirer les joutes qui faisaient rage autour de nous. Sire Christophe semblait en difficulté, mais il sut astucieusement trouver des ressources pour neutraliser la tête adverse.
Le marquis de Chedy, quant à lui, avait pris l’ascendant sur la 7ème tête, pourtant blanchie sous le harnois, et nous pensions que ses deux pions d’avance lui assureraient un succès bien mérité. Las ! Une manœuvre maladroite le contraignit à échanger sa Tour, et il s’empêtra dans une finale de bouffons de couleurs opposées à l’issue d’abord incertaine, puis de plus en plus assurée lorsqu’il fut contraint de sacrifier son Evêque… Mais, par un de ces miracles dont Caïssa a le secret, il réussit in extremis et au bout du suspense (et sans doute un peu aidé par son adversaire) à sauver sa peau.
Il restait encore en lice trois guerriers de la Vandopérie, et une victoire sur le monstre demeurait donc possible. Certes, le comte de Frédaux, opposé à la tête principale, surnommée « la reine Victoria », était au bord de l’asphyxie, mais il tenait encore, et ses deux compagnons ne ménageaient pas leurs efforts pour terrasser la Bête. J-C d’ailleurs semblait marcher sur l’eau, et je ne voyais vraiment pas comment la deuxième tête allait s’en tirer. Las ! Elle trouva une parade. Le Vandopérien jeta alors ses dernières forces, et, excité par le goût du sang, prit de gros risques en exposant son monarque, qui finit par succomber à un vrai coup de J’arnaque…
Frédaux ayant été occis à son tour, Sire Alex ne se battait plus que pour l’honneur, et sa situation, malgré sa qualité de plus, n’était pas claire, d’autant plus que nombre de fantassins ennemis menaçaient d’aller à Dame. Il se mit en mode guérilla, tenta d’harceler le Roi adverse à coups d’échecs, mais ce n’était que coups d’épée dans l’eau. Quand la promotion devint inévitable, il dut rendre les armes…

 

Nous regagnâmes alors la Vandopérie vaincus, mais pas déshonorés. La bataille avait été belle, nous nous étions battus comme des lions, et nous n’avions point démérité. Avec un tout petit plus de réussite, l’issue aurait pu être toute autre. Et puisque tu as été sage, lecteur mon chéri, je vais te livrer un secret : en fait, le Graoully est un monstre gentil.

Autres articles