Jouer contre les Petits Écoliers messins, ce n’est jamais du gâteau. Parce qu’on ne me la fait pas, à moi, je connais mes classiques, les jeunes pousses nourries au Saint Moret, la valeur qui n’attend pas le nombre des années, tout ça tout ça… Sans compter que l’actualité récente incite à la prudence. Vous n’avez pas remarqué qu’en ce moment ce n’est jamais le favori qui gagne ? Les sondages qui se trumpent, Clinton qu’Hillary plus, ou jaune, Fillé qui finit devant Juppon ? Il ne manquerait plus que Karjakin gagne une partie avec les Noirs contre Carlsen… (oui, je sais, je pousse le bouchon un peu loin, ça n’arrivera jamais !)
Bref, pour ce deuxième rendez-vous de la saison, j’avais décidé de rassembler un max de forts en thème pour donner une leçon à nos jeunes et talentueux adversaires, pour la simple et unique raison que je déteste les jeunes. Pourquoi ? Parce qu’ils sont jeunes, justement. Et, petit miracle, tous les cadors que j’avais sollicités avaient répondu présent à l’appel ! Du coup, j’étais même un peu embêté. Habitué à gérer la pénurie à grand renfort d’anxiolytiques, je me retrouvais pour une fois dans la situation inverse : j’avais de quoi constituer une équipe et demie ! Alors comment faire, qui choisir ? Allais-je, comme Raymond-La-Science, sélectionner mes joueurs selon leur signe astrologique ? Ne devais-je, comme Dédé-La-Dêche, ne retenir que ceux qui savaient chanter La Marseillaise ? Ou opter pour une méthode scientifique qui a fait ses preuves, le plouf par exemple ? Décemment, je ne pouvais me passer ni de mes trois agents d’entretien à plus de 1800 chargés de nettoyer les trois premières tables, ni de mon porte-flingue attitré, quitte à le faire jouer avec les Blancs, et encore moins du seul homme capable de nous sauver de l’Armageddon pour protéger nos arrières. Tant pis : Christophe T serait promu capitaine en R2, et Jean T et Louise pourraient profiter du week-end pour faire leurs devoirs.
Dans la voiture, une question nous taraudait : à qui reviendrait l’insigne honneur d’affronter la star locale, le champion de France petit-poussin en titre, Clément K ? Florian, déjà au bord du malaise à la seule idée de jouer avec les Blancs, ne parvenait plus à maîtriser son algorithme cardiaque. Fort heureusement, la feuille de match le sauva de la syncope : c’était bibi qui se coltinerait le jeune prodige… En tout cas, mon pessimisme foncier se trouvait démenti : les Messins s’étaient un peu renforcés, mais pas autant que je l’avais craint. Nous étions favoris sur tous les échiquiers : défaite interdite, sinon retour à pied ! Une feuille de match clémente, un accueil sympathique et un café offert : tous les ingrédients étaient réunis pour passer une bonne après-midi.
Au 3ème échiquier, Jean-Christophe affrontait un adversaire très expérimenté, un Petit Écolier qui avait dû beaucoup redoubler, et qui manifestement avait décidé de blitzer sa partie. Le Messin possédait donc une avance conséquente à la pendule, tempérée cependant par un retard matériel non moins important… J-C n’allait pas tarder à nous apporter le 1er point.
Un autre qui jouait un peu trop vite, c’était Clément, mon adversaire. Face à son machin de Londres, j’avais délaissé mon Est-Indienne habituelle qui m’avait octroyé quelques succès mais également un certain nombre de déculottées cuisantes au profit d’une variante réputée plus solide. Au 10ème coup, Clément me tend un petit piège en m’appâtant avec un pion que je soupçonne fort d’être empoisonné. Je décline l’offrande, et joue à la place un coup de cavalier, que mon jeune adversaire s’empresse d’échanger, croyant, grâce à un zwischenzug, gagner un pion… sauf que je dispose aussi d’un coup intermédiaire, et avec deux pièces attaquées, le conducteur des Blancs doit finir par en perdre une, d’autant plus que par excès de précipitation il ne trouve pas la suite la moins défavorable… Résultat des courses : me voilà avec une pièce de plus et des possibilités d’attaque sur un roque éventré… Sauf que je dois faire très attention à ma dame qui manque de cases et peut très vite se retrouver enfermée, ce qui m’oblige à jouer avec la précision d’un coucou suisse et me fait consommer beaucoup de temps à la pendule.
Pour l’instant, donc, tout va bien, d’autant plus que les résultats positifs s’accumulent. Arnaud, Florian, Johann, Chédy finissent eux aussi par remporter tour à tour leur partie sans que je susse (oui, ça va, hein…) le pourquoi du comment, absorbé que j’étais par mes calculs savants. Oui, attentif lecteur, tu as bien lu : même Florian avec les Blancs. Le match est plié : nous menons 5-0. Tous les regards se tournent alors vers la dernière partie en cours, la mienne.
Et à ce moment là, tout va encore très bien, sauf la pendule : il me reste 6 minutes et une vingtaine de coups à jouer avant le 40ème. N’ayant pas réussi à piéger ma dame, Clément s’attaque alors à mon roi, et fait donner l’artillerie lourde le long de la colonne g. Surtout, il cherche les complications, ce qui est de bonne guerre. Pressé par le temps, je finis par craquer : je calcule vite -trop vite- une série d’échanges qui doit faire retomber la pression, quitte à rendre un peu de matériel. Las ! Le champion de France a vu un peu plus loin : quand la poussière retombe, je me rends compte que je ne pourrai pas sauver mon fou. J’avais une pièce de plus : je me retrouve avec une qualoche de moins. Le spectre hideux de la défaite pointait le bout de son nez… Heureusement, dans mon malheur, je ne courais aucun risque de rentrer à pied : j’étais le chauffeur…Et comme tu as été patient, lecteur mon ami, je t’épargnerai le récit détaillé de ma loooongue finale. Sache qu’au bout d’une lutte sans merci, et bien après l’heure du goûter, je parviendrai à chasser à coups de lattes le fantôme pas beau, et le duel se terminera par le partage des points, équitable sur l’ensemble de la partie.
5-0 : examen de passage réussi pour Vandoeuvre IV, avec mention très bien pour mes cinq camarades de classe !