Une patate en NIV : chapitre 2 (Saint-Dié)

par

Matthieu Pourquet

publié le

18 novembre 2014

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Saint-Dié Inside fil rouge

J-21 La nouvelle vient de tomber sur les téléscripteurs du monde entier : Vandoeuvre III se déplacera à Saint-Dié lors de la 2ème ronde des interclubs. Pendant que je fixe l’écran, hébété, une sueur froide me mouille le dos. Saint-Dié, ça me dit vaguement quelque chose… Si ça se trouve… Une rapide recherche sur Internet m’apporte la confirmation que je redoutais : c’est bien dans les Vosges… Oui, LES VOSGES, cette terra incognita peuplée de bêtes sanguinaires, où l’autochtone parle une langue étrange et incompréhensible pour le commun des mortels…

Oh my God !

J-19 Après deux nuits d’insomnie, je me rends à l’évidence. Ce n’est pas une équipe que je dois constituer, c’est un commando. Je ne puis courir le risque d’emmener des enfants : trop dangereux. Que ferait Bruce Willis à ma place ? Il prendrait du costaud, de l’aguerri, du poilu. Un médecin pour prodiguer les soins d’urgence. Un apothicaire pour les vaccins et les médicaments. Un spécialiste des transmissions en milieu hostile pour appeler au secours. Un interprète qui connaît le terrain. Je consulte fébrilement la liste des joueurs du club. Je crois que j’ai trouvé les hommes qu’il me faut. Je leur envoie un message.

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J-18 Ils ont dit « oui ». Je respire.

J-7  On me transmet un courriel de nos adversaires : la rencontre est déplacée dans un autre local. Espace Copernic… ça sent l’embuscade à plein nez. Ou la révolution.

J-1 Carlsen vient de jouer 26. Rd2. Il commence à noter le coup, puis suspend son geste : il a compris qu’il avait gaffé. Le temps s’immobilise. Quelques dizaines de secondes s’écoulent. La tête posée sur les avant-bras, le champion du monde attend le coup de griffe du tigre de Madras en retenant son souffle. Mais à Sotchi comme en Seine et Marne, le tigre n’est qu’un gros chat. Il pousse d’une main sûre le pion a. Cxe5 gagnait assurément la partie… Le Norvégien fixe l’échiquier, incrédule, puis enfouit sa tête dans ses bras… il y a un dieu pour les gaffeurs. Demain, je mettrai une chemise H&M.

Jour J

12H20 Je vérifie fébrilement une nouvelle fois mon paquetage. Carnet de vaccination : OK. Trousse de secours : OK. Ration de survie : OK. Stylo qui gagne : OK. J’embrasse ma fille et ma femme, pour la dernière fois peut-être, en masquant mes larmes du mieux que je peux. Je n’ai pas eu le courage de leur avouer la vérité : elles croient que nous jouons à Pont-à-Mousson.

12H35 Nous nous retrouvons sur le parking de Decathlon, sans Jicé, parti en éclaireur. Nous sommes donc 7, comme les 7 Samouraïs, ce qui n’a rien de rassurant. Car dans le film de Kurozawa, seuls Kanbei, Katsushiro et Shichijori survivent. Finalement, j’aurais dû prendre aussi un Japonais. Je me console en me disant que Bruce Willis n’y aurait sans doute pas pensé non plus.

12H40 Je m’aperçois avec effroi que je n’ai pas de chemise H&M.

12H45 Départ du parking. Notre convoi avance lourdement dans le jour qui surgit. La route s’ouvre comme une plaie qui se referme sur notre passage. Nous échangeons des signes comme des mots inconnus d’un pays qui ne veut rien dire et dont l’histoire s’est perdue.

« Papa, tu préférerais pas qu’on mette Wiz Khalifa à la place de ton vieux blaireau de Dominique A ? »

13H40 Arrivée sans encombres du convoi à Saint-Dié. Aucun sniper n’est en vue. Par précaution, nous avalons un antidote préparé par l’apothicaire, en cas d’attaque chimique ou bactériologique. Ça désinfecte. Faut reconnaître que c’est du brutal. « J’ai connu une Polonaise qui en prenait au petit-déjeuner » nous confie Alex.

13H44 Speech embrumé et nébuleux du capitaine. Les effets secondaires du traitement sans doute.

13H45 En pénétrant dans la salle, des effluves assaillent ma narine. Qu’est-ce donc, une arme chimique ?

L’apothicaire me rassure :

« Non, mon capitaine. C’est leur parfum, une spécialité locale.

_ Ah bon ?

_ Oui, à Saint-Dié, ils fabriquent un déodorant, le déo Datien. Aucun danger. Et en plus, ça sent bon. »

N’empêche, je ne suis pas rassuré.

13H47  Finalement, ils parlent français comme vous et moi. Surtout comme vous, d’ailleurs.

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14H00 Nous décidons de prendre de la hauteur et d’escalader la tour de la Liberté. Il paraît en plus qu’il y a une exposition d’oeuvres de Braque. Au 2ème étage, nous poussons une porte et tombons nez à nez avec un homme et une femme qui portent un vague uniforme. Tant pis : nous ne verrons pas les Rubriques à Braque. La thèse de l’embuscade se confirme.

14H05 L’apothicaire nous avertit : nous devons nous méfier des cafés servis à la buvette.

«Pourquoi ? Ils sont empoisonnés ?

_ Pas du tout. Ils sont payants. »

14H10 Le spécialiste des transmissions m’annonce qu’aucune de nos parties ne sera retransmise. Ah les vaches, ils ont même installé des brouilleurs.

14H12 JiJi me glisse à l’oreille : «Si tu gagnes, c’est toi qui feras la perf du jour.» Il est gentil, le Marseillais de Toulon. Mais moi, la pression, je ne l’aime qu’en demi.

14H15 Je viens de gaffer. En pleine confusion mentale, victime sans doute de techniques avancées d’hypnose, j’ai avancé mon pion dame de 2 cases au 1er coup de la partie. Brusquement me reviennent les paroles pleines de sagesse de mon maître Jedi quand je n’étais encore qu’un petit Padawan :« Si la partie tu veux gagner, 1. cavalier f3 tu dois jouer. » Ce n’est pas trop grave : je le jouerai au 2nd coup.

14H30 Dans une ouest-indienne où j’ai les Blancs, je joue 8. d5 ! comme dans la partie Navrotescu – Collas du championnat de France 2013 (1-0), regardée par hasard la veille. Le maître Jedi avait commenté : «La pointe, après quoi les Blancs pourront compter sur un bel avantage d’espace.» Et l’espace, aux échecs, ce n’est pas Copernic qui me contredira, c’est important. Le souci, c’est qu’à part la poussée e4, je ne me souviens plus de la suite de la partie.

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16H32 Alex a la tête d’un chat qui aurait croisé le regard d’un cuisinier chinois. Saint-Dié mène 1-0.

16H41 Jiji a la tête de Marcelo Bielsa après le carton rouge sorti par M. Turpin : il vient de faire une Magnus. Mais il n’avait pas de chemise H&M. 0-2

17H04 g6 et Fg7 ayant répondu à b3 et Fb2, il était manifeste que le bon docteur et son adversaire préféraient les lentes manoeuvres reptiliennes de la guerre de tranchées aux brutaux abordages frontaux de la guerre de mouvement. Mais, caducée oblige, qui de mieux qu’un médecin pour maîtriser les systèmes rampants ? Le gain d’une qualité en milieu de jeu assurera la victoire à notre carabin. Nous réduisons le score.

17H08 La poussée f4, puis e5, emporte tout sur son passage et éparpille les dernières fortifications ennemies par petits bouts façon puzzle. J’égalise à 2 partout.

17H27 Jicé se résout à rendre les armes dans une finale de fous de couleurs opposées, mais avec un fou de moins. Il m’explique qu’il a sacrifié une pièce, pensant la regagner après. «La prochaine fois, pense plutôt à sacrifier les pièces de l’adversaire.»

17H42 Après avoir sacqué un pion, puis un 2nd, pour ouvrir des lignes sur le grand roque adverse, Aliaume place sa dame en une batterie mortelle qui doit lui rapporter au minimum une pièce nette. Mais l’audacieux Déodatien préférera immoler une tour entière à la place de son fou. Détail véridique : il avait joué 26. Rd2… il y a des signes qui ne trompent pas. J’ignore en revanche la marque de sa chemise.

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18H00 Jean T. a une pièce de plus mais un roi dans les courants d’air qui menace d’attraper un rhume mortel, ce qui oblige à être prudent. Par bonheur, Jean défend bien et repousse avec sang-froid les assauts ennemis. Sa concentration est telle qu’il lui faudra plusieurs minutes avant de remarquer que le drapeau de son adversaire est tombé… A 4-3, nous ne pouvons plus perdre.

18H12 Cependant il faut finir le job, et pour cela une nulle suffit. Jean V. semble mieux, mais les deux joueurs doivent blitzer pour atteindre le contrôle du temps. Et l’apothicaire n’est pas réputé pour ses qualités de sprinter… Pourtant, c’est son adversaire qui va gaffer dans le zeitnot, devant donner une tour pour éviter le mat.

Nous l’emportons donc 5-3 !!!

18H25 Bruce Willis me glisse dans l’oreille : «Good work of the whole team, Captain Potato.» Il est temps de rentrer dans nos foyers.

 

NB : L’avocat du club, Maître Wattfer, m’engage à apporter les précisions suivantes.

1) Toute ressemblance avec ça ne serait que pure coïncidence.

2) Au cas tout à fait extraordinaire où l’on y trouverait une quelconque ressemblance, il s’agirait d’un hommage, et non d’un plagiat.

3) On ne va quand même pas se faire la guerre entre Alsaciens et Lorrains à présent que l’on va vivre dans la même région…

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